Chapitre 3

L’Auberge des Sœurs était sur un petit plateau, dans un endroit où les collines commençaient à envisager sérieusement de devenir des montagnes. Des arbres poussaient tout autour, mais ils avaient la silhouette chétive et tordue par le vent, - celle des arbres qui ont survécu à d’incessantes épreuves. L’auberge elle-même, en bois gris patiné, dégageait également une impression de survie tenace. Toutes ses fenêtres étaient hermétiquement closes. Le bâtiment, long et bas, se terrait sous le vent toujours changeant. L’enseigne défraîchie de l’auberge penchait quand les bourrasques la poussaient sur ses chaînes. Elle portait l’image de deux femmes, deux humaines enlacées dans une étreinte passionnée. Ki l’examina d’un œil critique. L’artiste avait prouvé son manque de connaissance de la structure anatomique des humains. Ki se demanda quelle race tenait l’auberge. La cour ne donnait aucun indice. Deux chariots découverts et trois bêtes de monte étaient rassemblés près de barres fixées pour attacher les rênes. Ki aperçut ce qui pouvait être une étable à l’arrière de l’auberge.

Elle laissa les chevaux gris s’arrêter. L’attelage était reconnaissant. Depuis qu’ils avaient commencé, ce matin, la piste des chariots était devenue un mélange de terre compressée et de gravier de montagne. La pente n’était pas abrupte, à ce stade, mais l’inclinaison montante était constante. Ki enroula grossièrement les rênes autour du levier de frein et descendit de la roulotte d’un bond. Elle n’avait jamais entendu parler de cette auberge, ni en bien ni en mal. Et puis elle avait déjà dépensé sa monnaie de cuivre. Serait-il sage de sa part de présenter une pièce d’argent dans ce genre d’endroit ? Pendant qu’elle réfléchissait, elle passa ses mains doucement sous le collier et le harnais des chevaux, soulevant et réajustant le cuir. Sigmund frotta sa lourde tête contre elle. Le vent jouait avec sa capuche.

Ki se retourna en entendant la porte en bois craquer et claquer. L’aubergiste. Il s’inclina vers Ki, comme pour examiner sa silhouette élancée, vêtue de bottes, d’une chemise et de grègues en cuir marron. Elle lui retourna son regard, élargissant ses yeux verts. Il recula devant cet examen, comme Ki s’y était attendue. Peu de gens pouvaient supporter le regard fixe des yeux humains, brillants et humides.

Le dené descendit la rampe devant le seuil en glissant doucement et traversa la cour de l’auberge jusqu’à Ki.

— Un humain seul ? lui demanda-t-il, prononçant maladroitement le commun.

Ki hocha gravement la tête, avant de se souvenir que ce geste n’avait aucun sens pour le dené.

— Un seul, et un attelage de deux chevaux.

Il fallait bien essayer.

— Nous avons des chambres pour les humains, admit le dené. À condition qu’ils adhèrent à nos coutumes et qu’ils puissent payer le tarif avant d’entrer. Une demi-cuivre la nuit pour un humain. Un repas compris. Une cuivre par nuit pour un cheval aussi grand que ça.

Le dené s’était approché, comme s’il admirait Sigmund. Les espoirs de Ki s’effondraient. Son sommet grisâtre ondula pendant qu’il tentait d’inspecter l’attelage sans se faire grossièrement remarquer. Son corps replet, sans membre, palpitait. Ki savait que cette peau lisse et nue était insensible au froid ou à la chaleur. Le perpétuel vent glacial qui descendait des montagnes ne gênerait jamais cet aubergiste. Sachant ce qui allait venir, Ki remonta silencieusement dans sa roulotte.

— Votre attelage est châtré ! s’écria le dené.

Malgré sa prononciation malhabile du commun, son ton empli de désarroi et de colère était très clair. Une pigmentation rose mouvante  – la marque d’une vive émotion pour un dené  – se répandit sur son corps.

— Castrer un attelage fait partie des usages de mon peuple, répliqua Ki, en rassemblant hâtivement les rênes.

— Vous ne trouverez aucun toit ici chez nous ! lui lança le dené, criant d’un ton de vertu outragée. Les dené ne veulent rien avoir à faire avec des êtres qui en mutilent d’autres à leur simple convenance !

Ki hocha la tête avec lassitude, puis traduisit le geste pour le dené :

— Je sais, je sais. Mais vous autres, les dené, vous seriez peut-être un peu plus compréhensifs si quelqu’un vous faisait héberger un attelage d’étalons pour l’hiver. Non, pas la peine d’en faire une histoire. Je suis déjà partie.

Ki agita les rênes, et l’attelage tira sur son harnais à contrecœur. Les grandes roues jaunes commencèrent à tourner.

— Le col des Sœurs est fermé ! cria victorieusement le dené derrière eux. Vous devrez redescendre dans les collines. Si vous voulez traverser ces montagnes en cette période de l’année, vous devez passer par le col du Porteur.

— On m’a dit que je pourrais passer si j’étais vraiment décidée.

— Si vous êtes vraiment stupide ! Il a déjà beaucoup neigé. Vous devez faire demi-tour ! Vous ne pouvez pas continuer. Vous serez bien obligée de revenir par ici et nous ne vous hébergerons pas.

— Je ne reviendrai pas, promit Ki par-dessus son épaule.

Le craquement des grandes roues sur la route défoncée couvrit les autres avertissements que le dené lui cria. Ki continua à avancer, essayant de sortir l’auberge de son esprit. En la voyant, elle avait ressenti l’envie soudaine d’un repas de viande rouge fraîche. Elle avait imaginé un bon matelas en plume bien doux dans une chambre sèche, chauffée et bien éclairée. Bon, elle avait entendu parler des auberges dené, pensa-t-elle amèrement pour se consoler, et de ce qu’ils considéraient comme des logements confortables pour les humains. Les dené préféraient une atmosphère humide. Ki n’aurait trouvé aucune viande, aucun matelas en plume et aucun produit d’origine animale là-bas, mais plutôt un lit humide en paille moisie et un bol de bouillie de céréales chaud. C’était là l’hospitalité que les dené offraient aux humains.

Ce n’était pas plus mal, ce n’était vraiment pas plus mal. Néanmoins, le vent semblait plus glacé sur son visage et ses mains qu’il ne l’avait été avant qu’elle eût repéré l’auberge. Sans prêter attention aux hongres, elle ouvrit la porte de la cabine et se pencha en arrière dans la roulotte. Elle détacha une petite outre de vin aigre de son crochet. Elle s’en humecta la bouche et en but une gorgée. L’habitude lui faisait économiser ses réserves quand elle était sur une route qu’elle ne connaissait pas vraiment. Elle avait refait ses provisions de nourritures à Vermineville, avant de partir, mais la prudence était une seconde nature, désormais.

Le banc de sa roulotte remuait doucement sous elle au rythme de la mélodie régulière des huit sabots. Elle adressa un sourire aux larges dos gris et envoya un petit tremblement d’encouragement dans les traits du harnais. Sigmund balança la tête en signe d’acquiescement, et Sigurd, plus sceptique, renâcla. Ils la conduiraient de l’autre côté. Ils avaient traversé tant de choses ensemble et ils ne s’étaient jamais fait faux bond les uns aux autres.

C’était la fin de l’automne dans le paysage qu’ils traversaient, à présent. Les herbes étaient sèches sur les côtés de la piste et les épicéas étaient vert sombre en prévision de l’hiver. Au moment de s’arrêter pour faire un camp cette nuit, elle aurait déjà atteint une région qui affrontait le début de l’hiver. Parfois, dans des tranchées entre les arbres, quand la piste tournait, elle apercevait la route, plus loin, là où elle serpentait sur le flanc de la montagne. Le soleil, là-haut, éclairait des teintes blanc, gris et bleu pâle. Ki fronça les sourcils en observant le parcours improbable que la piste traçait. C’était comme si ceux qui l’avaient tracée avaient recherché le trajet le plus long entre l’auberge et le col lui-même. La piste plongeait dans chaque vallon creux, contournait la moindre éminence de terrain entre elle et le col.

Ki s’était éloignée de l’auberge au milieu de la matinée. A midi, elle mâchonna des lamelles de viande séchée, mais ne s’arrêta pas pour prendre un repas. Elle aurait largement le temps pour ça quand il ferait trop sombre pour voyager. Une brise légère lui apportait le souffle glacé des montagnes. Elle trembla, anticipant le froid extrême à venir.

La roulotte passa à l’abri d’un relief du terrain et le vent décrût. Le roulis et les craquements du bois, pareils à de petites créatures qui se parleraient entre elles, commencèrent à bercer Ki. Sur une route familière, elle aurait cédé à la tentation de s’assoupir pendant que son attelage continuait sa lente marche sur la piste. Mais elle se redressa sur son banc et repoussa sa capuche pour que l’air frais lui fouette les joues. Une piste de montagne comme celle-ci pouvait à tout instant déboucher sur une traînée de gravier éboulé ou une flaque de boue et d’eau stagnante. On n’avait pas le temps de se réveiller d’une sieste quand les roues s’embourbaient d’un coup ou quand un essieu percutait un rocher proéminent.

Et puis, admit-elle en son for intérieur en se passant la main sur la nuque, la valeur de sa marchandise faisait un poids dans son esprit. Ce n’était pas la première fois qu’elle transportait un tel chargement. Le placard dissimulé avait déjà contenu des bijoux auparavant, mais aussi des papiers qui reconnaissaient une fille bâtarde comme héritière, et une fois même un livre interdit fermé pour les regards curieux par de la cire verte qui portait le sceau d’un sorcier. Les marchandises de valeur ne représentaient rien de nouveau. Mais la complexité même des précautions prises par Rhésus la dérangeait. Et si Rhésus n’était pas le petit homme paranoïaque que Ki avait toujours supposé être ? Et si des gens le surveillaient vraiment ? Est-ce qu’ils n’auraient pas remarqué le nombre de courriers qu’il avait envoyés ? Est-ce qu’ils ne se seraient pas posé des questions ? Et il fallait aussi compter avec l’ego surgonflé du bonhomme, et sa passion pour le cognac. Ce serait une grande tentation pour un homme comme Rhésus que de se vanter de son ingéniosité. Même s’il avait résisté à cette tentation pendant des jours, après le départ de Ki, quelle était la vitesse d’une roulotte chargée comparée à celle d’un cavalier sur un coursier rapide ? Ki retourna ces questions dans son esprit pendant que le jour touchait à son terme. La générosité même du paiement de Rhésus rendait la mission d’autant plus suspecte.

La nuit n’était pas encore tombée quand les chevaux traversèrent en pataugeant une rivière peu profonde qui coulait en travers de la route. Ce n’était pas un passage difficile, car il était petit, avec du gravier stable sous les roues. Mais il offrit à Ki de l’eau fraîche, quelques petits arbres pour s’abriter et un endroit plat pour arrêter la roulotte. De l’autre côté de l’eau, elle fit tirer la roulotte par les hongres jusqu’à un terrain plat près d’un bosquet d’épicéas.

Elle s’occupa d’abord de l’attelage, nettoyant leur pelage et les protégeant de couvertures assorties. Celles-ci étaient un peu usées : elle les avait reçues en même temps qu’elle avait eu Sigmund et Sigurd. Pendant un moment, elle vit une fois de plus les yeux bleus de Sven, scintillant de joie devant sa surprise, elle sentit les caresses de ses larges mains calleuses quand il lui avait mis entre les doigts les nouvelles rênes qui tenaient les poulains de trois ans aux yeux grands ouverts. Elle enferma l’image dans son esprit. Les couvertures étaient trop grandes pour eux, à l’époque. Maintenant, elles étaient presque élimées. Elle devrait bientôt les remplacer, se promit-elle, tout en sachant qu’elle mentait.

Ki déplaça le sac de sel qui fuyait à l’arrière de la roulotte. Elle souleva le sac du dessous, l’ouvrit et le secoua pour en faire tomber une généreuse poignée de céréales. L’attelage s’approcha avidement, s’ébrouant et hennissant pendant qu’ils mangeaient le grain dans l’herbe sèche. Ki replaça le faux sac de sel, le recouvrant par celui qui fuyait. C’était une des concessions que Rhésus lui avait faites : si elle devait transporter un chargement de marchandise factice, qu’elle puisse au moins lui être utile. L’attelage n’aurait pas à souffrir du voyage.

Les chevaux s’éloignèrent, allant paître l’herbe sèche qui poussait en touffes parsemées sur la pente douce. Ki s’installa dans le rythme tranquille de ses soirées solitaires, allumant un petit feu, abritée du vent par sa roulotte, mettant sa bouilloire noircie à chauffer et déballant la nourriture de ses réserves. Elle se fit un thé, le laissant infuser jusqu’à ce qu’il soit noir, avant de le boire. Il coula, brûlant, dans sa gorge et elle put presque le sentir déferler dans l’abyme profond de son ventre vide. Cela lui fit prendre conscience de la faim creuse qui la tenaillait. Elle posa la tasse en terre cuite et tendit le bras pour remuer avec le couteau à viande la soupe qui cuisait.

Sigmund piétina et broncha. Sigurd s’ébroua et frappa avec ses sabots de devant. Ki bondit sur ses pieds quand les hongres s’éloignèrent de la roulotte dans un trot nerveux. Son thé se renversa quand elle pivota sur elle-même. Elle se jeta rapidement au sol tandis qu’une ombre dans la nuit la frappait de plein fouet.

L’arrière de sa tête rebondit sur le sol dur, projetant des étincelles de lumière devant ses yeux. Elle résista, luttant en aveugle, sauvagement, contre la silhouette de l’homme qu’elle voyait à peine. Elle envoya un coup de pied vers le haut, de là où elle se trouvait, l’empêchant de la coincer contre le sol. Elle roula pour se mettre à genoux, mais quand elle se leva, un solide coup sur l’épaule la projeta de nouveau sur le sol. Elle rentra le dos quand elle tomba, roulant presque jusque dans son feu, et se remit debout en vacillant. L’homme fonça sur elle. Au dernier moment, Ki s’écarta de la forme qui fondait sur elle, balançant un poing serré et un bras raide à hauteur de gorge. Il lança un coassement surpris de douleur. Son propre élan joua contre lui quand le corps en mouvement de Ki le frappa par-derrière. Il rebondit sur l’arrière de la roulotte, les envoyant tous les deux mordre la poussière. Ki se libéra de son étreinte en une roulade. Sans se soucier des brûlures, elle saisit la bouilloire fumante sur le feu et la balança pour projeter largement son contenu. Le liquide brûlant tomba sur la poitrine de son adversaire et la bouilloire elle-même vint trouver sa mâchoire avec un bruit sec réjouissant. L’homme s’écroula, poussant un cri aigu de douleur. Ki lâcha la bouilloire pour s’emparer du couteau à viande. Un de ses genoux vint frapper le milieu de la poitrine de l’homme quand elle sauta pour s’asseoir sur lui à califourchon. Elle plaça la lame nue contre le bas de sa gorge tendre. Il se secoua une fois, puis se rallongea sans bouger quand la lame aiguisée commença à lui entailler la peau. Il laissa retomber ses bras sur la terre, les mains grandes ouvertes.

Pendant un moment, ils restèrent dans cette position, reprenant tous les deux leur souffle dans l’air froid et vif. Les chevaux s’étaient arrêtés dans leur fuite. La lumière du feu faisait un jeu d’ombres et de formes sur le visage négligé de l’homme que Ki tenait. Si elle avait eu ses bottes, ils auraient été de la même taille, mais si l’homme avait été enrobé, il aurait pu faire une bonne taille de plus qu’elle. Mais il ne l’était pas. Il était maigre comme un veau orphelin. Il avait les yeux aussi sombres qu’une bête sauvage et des cheveux noirs et bouclés dans lesquels étaient emmêlés des feuilles et des morceaux de mousse. Tout cela lui donnait un air féroce et prédateur. Sa bouche ouverte, respirant profondément, révélait des dents blanches. Il leva les yeux vers Ki et son regard fut celui d’un animal piégé, empli de colère et de crainte. Pendant un instant, comme Ki l’enfourchait, elle souhaita presque qu’il ait pu la vaincre -une façon rapide et simple d’en finir. Cette pensée -cet égarement- la choqua et l’inquiéta. Elle s’assura encore de sa prise sur lui, ajustant lourdement son poids sur la poitrine de l’homme. De sa main libre, elle lui palpa la taille. Il sursauta à ce contact, puis resta, sans force et sans mouvement, sous elle. S’il avait un couteau, il n’était pas là. Il resta tranquillement allongé sous son poids, les yeux toujours alertes mais le corps soudainement docile. Ses mains s’étendirent, grandes ouvertes, juste au-dessus du sol, en signe de reddition. Elle lui lança un regard féroce, l’observant de ses yeux verts mi-clos. Au milieu de sa barbe, ses lèvres dessinèrent soudain un sourire moqueur et il se mit à rire. Eh bien ? s’enquit-elle, pleine de colère. Eh bien toi-même, répliqua-t-il en souriant faiblement, visiblement détendu. Te voilà dans de beaux draps. Si tu voulais me tuer, tu l’aurais déjà fait. Et si tu ne veux pas me tuer, que vas-tu bien pouvoir faire ?

Il eut un petit rire, qui se changea abruptement en une toux rauque. Ki sentit un pincement de pitié envers lui, mais ne le laissa pas paraître.

Elle se pencha pour mettre son visage près du sien. Je n’en serais pas si sûr, si j’étais à ta place... Je peux encore te tuer. Mon couteau et ta gorge semblent faits l’un pour l’autre.

Il resta silencieux sous elle une nouvelle fois, luttant pour trouver son souffle. Quand finalement ses poumons eurent cessé de s’essouffler, il reprit la parole calmement : Je ne voulais qu’un de tes chevaux. Je ne te voulais aucun mal personnellement. Quand tu as posé ta tasse, j’ai su que tu m’avais vu et que je ne pourrais pas en prendre un sans combattre. Alors j’ai attaqué, sachant que ma seule chance était d’emporter une victoire rapide. Mais les choses ne se sont pas passées comme je l’avais prévu.

Il toussa encore, et Ki se rendit compte de sa maigreur, pénible à regarder, et de la lueur fiévreuse qui éclairait ses yeux noirs. Mais elle se raffermit et dit :

Me prendre un cheval dans cet endroit, c’est me prendre la vie. C’est comme dire que tu ne voulais me couper qu’une seule jambe. Quelle nécessité extrême a donc pu te pousser au vol ?

Il sembla réfléchir à sa réponse.

— Un homme à pied ne peut pas passer ce col. Il y a trop à marcher dans le vent et la neige, et je n’ai pas le matériel adéquat. J’ai essayé trois fois, et j’ai échoué. Mais à cheval, je peux passer.

— Alors ta première idée, naturellement, a été de voler un cheval, conclut froidement Ki. Parfois, celui qui est dans le besoin doit d’abord demander, avant d’agir. Si tu étais venu en paix dans le rayon de mon feu, et que tu m’avais demandé de l’aide pour franchir le col, crois-tu que je te l’aurais refusée ?

— Ça fait deux fois que j’ai essayé de cette façon. Et deux fois, des gens en chariot m’ont aidé jusqu’au pied des hautes neiges, avant de faire demi-tour et de rentrer à L’Auberge des Sœurs. Un chariot ne peut pas passer. J’ai supplié, à chaque fois, qu’on me prête un cheval, mais on me l’a toujours refusé. Le vol est tout ce qui me restait.

— Tu pourrais retourner à l’Auberge, attendre la fin de l’hiver. Ou aller plus au sud jusqu’au col du Porteur, pour traverser là-bas.

Ki n’aimait pas la tournure que cette conversation prenait. Elle se sentait ridicule de parler à quelqu’un alors qu’elle était perchée sur sa poitrine. Et l’étrange attitude qu’il avait était contagieuse. Ki aussi commençait à considérer son attaque comme quelque chose d’impersonnel, que l’on pouvait excuser, comme un inconnu qui vous bousculerait dans la foule.

— Les dené ne m’accueillent pas volontiers. Ils disent que mon argent n’est pas assez bon pour eux. Crois-tu que s’il me restait de l’argent, je me nourrirais de petits lapins et de plantes sauvages ? Tu dois savoir comment sont les dené. Leur amour envers les bêtes imbéciles est grand, mais leur tolérance envers les êtres intelligents qui ne se conforment pas à leurs coutumes est petite. Ma vie serait le prix de mes maigres dettes. Je ne peux pas faire demi-tour.

— Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu dois traverser ? insista Ki, têtue.

Un voile d’ombre s’abattit sur son visage. La bête piégée la contemplait de tous ses yeux. Il lui lança un regard noir, comme si sa question était de la plus haute impertinence. Ki le dévisagea sans ciller. C’était elle, après tout, qui avait l’avantage. Elle souhaitait avoir toutes les données avant de décider quoi faire de lui. Il se renfrogna un peu plus, comme elle continuait de se taire. Puis, lentement, la mauvaise humeur s’effaça de son visage. Il fit un mouvement qui aurait pu être un haussement d’épaule.

— Et puis, qu’est-ce que ça changera, que quelqu’un soit au courant ? J’ai besoin d’argent. Ma famille vit de l’autre côté des montagnes. J’ai des parents qui m’ont aidé par le passé. Et donc, je retourne les voir.

Ki eut une mine mécontente. Cela lui semblait une histoire peu plausible. Prendre un tel risque seulement pour... Puis l’homme, sous elle, toussa une nouvelle fois et elle réalisa qu’elle avait involontairement déplacé la lame pour éviter de le blesser. Elle serra ses lèvres, en une moue de dégoût adressée à elle-même. Lentement, elle se releva. Encore plus lentement, elle rengaina très ostensiblement son couteau. Il l’observa attentivement. Il ne fit aucun geste pour se lever, mais resta aussi immobile que si le poids de Ki le maintenait encore au sol.

Ki lui tourna délibérément le dos, mais ouvrit grand les oreilles pour détecter le moindre mouvement brusque. Elle ramassa la bouilloire renversée, examina d’un air dépité la nourriture qui se trouvait encore à l’intérieur, et la remit sur le feu. Il ne bougeait toujours pas quand elle alla tirer de l’eau de la barrique pour la verser dans la bouilloire. Elle lui lança un regard contrarié. Sa posture ridicule, allongé sur le dos, les mains au sol, bras au-dessus de la tête, la désarmait complètement. Elle ne voulait rien avoir à faire avec cet homme. Elle l’exilerait de son feu de camp et l’effacerait de ses préoccupations. Elle regarda la tunique rapiécée qui couvrait son torse malingre se soulever et redescendre à un rythme lent.

— Tu voyageras avec moi, lui précisa-t-elle finalement. Comme toi, je dois vraiment franchir le col. Comme nous devons passer tous les deux, nous ferions mieux de le faire ensemble. Maintenant, lève-toi et viens manger. Tu n’as que la peau sur les os.

— Et des os en compote, qui plus est, admit-il volontiers.

Avec un grognement et un soupir, il replia ses membres et se mit debout. Il passa sa main sur ses côtes.

— Ou en tout cas, des os fêlés. Ton poids n’est pas une mince affaire pour un homme qui a jeûné, comme moi.

Il lui lança un sourire moqueur et gratta ses boucles de cheveux en bataille. Il secoua la tête, puis passa ses doigts dans ses cheveux noirs, comme un peigne, enlevant les feuilles et les bouts de mousse qu’ils avaient ramassés pendant leur lutte.

Ki prit un air mécontent. Elle ne pouvait pas comprendre le ton de plaisanterie qu’il prenait. Cela faisait longtemps que personne n’avait osé plaisanter avec elle. Elle ne pouvait pas se sentir à l’aise avec sa bonne humeur. Elle venait de contrecarrer sa tentative de vol, le mettre au tapis et de tenir un couteau contre sa gorge. Et à présent, il lui souriait avec un air filou. Qu’aurait-elle attendu qu’il fasse ? Tout sauf ça.

Elle alla prendre plus de nourriture dans ses réserves, ne le quittant jamais vraiment des yeux. Elle refit un ragoût dans la bouilloire. Il l’observait. Elle le regarda et son sourire s’élargit encore.

— Tu n’as pas l’intention d’essayer de me ligoter ? Ne crains-tu pas que je trouve le moyen de te maîtriser et de m’enfuir avec un de tes chevaux ?

Ki haussa les épaules, versant une petite dose de thé dans la théière avant de la remettre sur les pierres brûlantes, en lisière du feu.

— Les chevaux ont été déjà suffisamment effrayés, cette nuit. Comme tu peux le voir, je ne les attache pas. Maîtrise-moi, tue-moi  – tu peux toujours essayer. Avec l’odeur du sang sur tes mains, il te sera quasi-impossible d’attraper l’un d’entre eux. Non, tu n’as aucun intérêt à essayer de me voler, maintenant. Ton seul espoir de franchir le col est de faire ce que je dis.

Ki plongea son regard dans sa tasse de thé bouillant. Elle venait de le verser. Avec un certain regret, elle la lui tendit au-dessus du feu et alla fouiller dans le coffre à vaisselle pour prendre une deuxième tasse. Il resta silencieux pendant qu’elle la remplissait, et silencieux encore quand elle but. Il tenait la tasse entre ses mains, laissant le thé brûlant qu’elle contenait réchauffer ses paumes maigres. Ki buvait à petites gorgées, épiant l’étranger par-dessus le bord de sa tasse. Elle sourit dans son thé. Ainsi donc, elle le prenait désormais au dépourvu. Elle avait la sensation qu’il ne savait pas comment se comporter. Quelle puérilité ! Elle se sentit ironiquement ridicule quand un sentiment de victoire se mit à bouillonner en elle.

Le ragoût arriva à ébullition et Ki en remplit deux bols. Elle lui donna un bol, le laissant jongler avec le thé chaud et le ragoût brûlant pendant qu’il cherchait une place pour s’installer. Elle s’assit contre une roue et commença à manger. Pendant un moment, il resta debout, tenant la tasse et le bol comme s’ils étaient des reliques bizarres d’usage inconnu. Le regard fixé sur elle, il finit par s’asseoir par terre. Quand elle leva les yeux, il était en train de poser la tasse et de prendre sa cuillère. Il mangea avec une méticulosité extrême, comme s’il voulait s’assurer de chaque bouchée. Quand il eut fini, il mit le plat de côté. Il s’approcha de son feu, prit lentement la théière, scrutant Ki avec incertitude. Elle fit semblant de ne pas remarquer son regard. Il remplit sa tasse.

Ils burent leur thé en s’observant du coin de l’œil, sans parler. Il n’y avait rien à dire. Mais il y avait tout à dire, réfléchit Ki, mal à l’aise, sentant la colère au fond d’elle. L’exaspération la saisit. Maudit étranger, c’était son feu à elle, et sa roulotte ! Comment pouvait-il la faire se sentir mal à l’aise ici, comme si elle n’avait pas le droit d’être là, pas même le droit de remettre en cause la façon ridicule et agressive dont il avait pénétré dans sa vie ?

— Je m’appelle Ki, dit-elle, presque comme une accusation.

— Je m’appelle Vandien, répondit-il.

Il sourit et but une gorgée de thé. Les ombres du feu, sur son visage, montraient à Ki ce à quoi il aurait pu ressembler, s’il avait été nourri, lavé et habillé convenablement. Il n’avait pas une apparence déplaisante, pour un homme. Les muscles de son corps étaient moulés de manière compacte sur les os. Il était à peine plus grand que Ki et seulement un peu plus large d’épaules. Une tunique en cuir plus qu’usée lui couvrait la poitrine et le torse, et elle se resserrait au niveau des hanches. Son haut-de-chausses était aussi en cuir, élimé et rapiécé.

Il avait un nez droit qui semblait commencer juste entre ses sourcils noirs bien tracés. Sa bouche paraissait petite entre les jungles anarchiques de sa barbe et de sa moustache. Il avait certainement l’habitude de se raser. Ses mains, autour de la tasse, étaient propres et soignées. Elles étaient petites et calleuses, comme si elles s’étaient habituées au labeur uniquement à l’âge adulte. Il sourit quand elle releva les yeux jusqu’aux siens, comme s’il pouvait lire ses pensées.

— Qu’est-ce qui t’amène de l’autre côté des montages, Ki ? Tu as l’avantage sur moi. Je t’en ai dit plus, grâce à la courtoisie du couteau, que ce que la plupart des étrangers révéleraient.

Il but son thé, la scrutant froidement par-dessus le bord. Ki haussa machinalement les épaules.

— Mes affaires. J’ai un chargement de sel à livrer. Il a été commandé il y a un moment et sera bientôt en retard. Et ça fait un moment que je songe à voyager sur d’autres routes. Je connais trop bien ce côté des montagnes. J’ai entendu dire qu’il y a de meilleures affaires pour un conducteur d’attelage de l’autre côté.

— Pas tellement plus que de ce côté. Tu dois être une marchande de sel sacrément dévouée pour être ainsi déterminée à franchir ce col en hiver.

Il ne l’avait pas traitée de menteuse. Pas vraiment.

— Oui, sans doute, concéda-t-elle sèchement. Au moins, cela m’évite de devenir une voleuse.

— Ah ! gémit-il, en portant par dérision sa main à son cœur, comme s’il avait été transpercé par une rapière. Le reproche touche dans le mille !

Il laissa retomber ses mains et éclata de rire. Ki réagit en souriant malgré elle. Cet homme était fou. Elle sirota son thé.

Demain, nous serons dans la neige. Un départ aux premières heures sera nécessaire pour la journée de voyage.

Vandien leva sa tasse comme pour porter un toast étrangement formel.

— Buvons ensemble à un départ aux premières heures, entonna-t-il d’une voix lyrique.

Puis il avala d’un coup le thé tiède qui restait dans sa tasse.

Ki ne but pas avec lui. Elle resta figée, la tasse dans la main. Elle avait l’impression qu’il avait déplacé une roche dans son esprit, et que l’anguille qui se cachait dessous venait de lui faire un clin d’œil. Toute la chaleur de son corps fut aspirée dans le gouffre glacé de son ventre. Elle l’observa, les yeux plissés.

Mais quand Vandien abaissa sa tasse, il ne la fixa pas avec un air entendu, comme elle l’avait craint. Au lieu de cela, il ramassa une poignée d’herbe sèche, en frotta le bol pour l’essuyer, et secoua la tasse pour en faire tomber les dernières gouttes de thé. Il montra les objets nettoyés à Ki pour qu’elle les voie bien, puis les posa près du feu. Il s’étira. Puis il se mit à quatre pattes et rampa sous la roulotte.

Ki l’observa, perplexe. Il se roula en boule comme un chien et ferma les yeux.

Ki nettoya lentement son propre bol et sa tasse et se leva avec une certaine raideur pour aller les ranger. Elle couvrit le feu et fit le tour de la roulotte pour la préparer pour la nuit. Les chevaux s’étaient rapprochés. Elle alla les trouver, les rassurant en faisant claquer doucement sa langue et en leur grattant gentiment la gorge. Puis elle retourna à sa cabine.

Elle n’alluma pas de bougie cette nuit-là. La lueur des étoiles et celle du feu éclairaient suffisamment par la petite lucarne. Elle entra dans la cabine et monta dans son lit. Ce n’était rien de plus qu’une plate-forme en bois surélevée par les rangements installés en dessous Il était juste assez grand pour contenir confortablement deux corps proches. Ce n’était pas un endroit somptueux pour dormir. Il y avait un matelas bourré de paille propre pour atténuer la dureté des planches. Comme couvre-lit, Ki avait deux couvertures usées, une bleu roi et l’autre mordorée. Dans un moment de laisser-aller, à Vermineville, elle avait dépensé une partie de l’avance de Rhésus pour acheter un édredon en peaux de daim laineux cousues ensemble. Les peaux de daim laineux étaient un luxe injustifié : mais elles étaient magnifiques et d’une douceur encore vierge. Ki pouvait se déshabiller complètement et se glisser entre les vieilles couvertures tissées, tirer les peaux de daim laineux dessus et avoir aussi chaud que si elle dormait près d’un feu pendant une nuit d’été. Après le froid glacial incessant de la journée, c’était une perspective tentante.

Mais sous la roulotte se trouvait un homme dans une tunique râpée, tapi et tremblant comme un animal. Ki se redressa lentement pour s’asseoir sur le lit. Les peaux de daim laineux étaient chaudes et douces. En comparaison, les couvertures usées n’avaient pas beaucoup de valeur. Leurs couleurs étaient passées, leur étoffe était devenue élimée et fine depuis le jour où elle les avait jetées pour la première fois sur un matelas de foin frais, dans la roulotte neuve qui sentait encore la sève de bois. Quand Sven et elle avaient dormi sous ces couvertures, ils n’avaient jamais eu besoin d’un édredon en peaux de daim laineux. Leur doux contact, quand elle les leva contre son visage, était pareil au geste tendre d’une grande main sur sa joue.

Ki plia vaguement les peaux de daim laineux. Puis elle sortit de la cabine en rampant à moitié jusqu’au banc, et elle lança le paquet de peaux sur la silhouette frissonnante de Vandien. Elle n’attendit pas de voir son regard surpris ou d’entendre un mot de remerciement. Elle rentra dans sa cabine, faisant coulisser la petite porte et fermant le crochet rarement utilisé.

Elle ne défit pas ses vêtements sales, mais grimpa sur la plate-forme et ramena les vieilles couvertures sur elle. Ses mains s’élevèrent dans la pénombre pour défaire pour la nuit ses nœuds de veuve. Les sentir sous ses doigts lui rappela à l’esprit l’écho des étranges paroles de Vandien. Elle s’immobilisa, assise dans l’obscurité : les cheveux défaits sur ses épaules, elle se souvenait...

 

Ki avait mis beaucoup de temps à parcourir la route vers Gué de Harpe. Elle avait fait prévenir de son arrivée et des tristes nouvelles qu’elle apportait. On devait l’attendre. Pourtant, quand elle aperçut enfin les longues clairières et les pommiers qui marquaient l’emplacement de la route familière, son courage se déroba. Ne pouvait-elle pas passer tranquillement, son attelage avançant de son pas lourd dans la nuit, soulevant de petits nuages de poussière à chaque coup des sabots entourés de duvet ? Elle les avait fait prévenir du malheur qui les avait frappés. Comment pourrait-elle les consoler, alors qu’elle-même restait inconsolable ? Elle était lasse de ses propres émotions. Depuis que Sven était mort, elle avait été tendue comme les cordes d’un arbre-harpe, et la moindre brise semblait jouer avec elle. Il ne restait en elle plus une once de colère, de fierté ou de satisfaction. Son rire vif et sa langue prompte s’étaient tus. Son intelligence s’assoupissait, maintenant que Sven n’était plus là pour la tenir en éveil. Chacune de ses émotions avait été étouffée, oubliée, comme une ville que la mer reprend en elle.

Ou, du moins, c’est ce qu’elle pensait quand elle leva les yeux pour jeter un regard sur le pommier tordu qui avait été un des lieux de leurs rendez-vous amoureux. Ses yeux se figèrent. Un jeune homme se tenait là, les cheveux clairs dans la lumière du soir. Une blouse de fermier lui descendait presque jusqu’aux genoux. Ses cheveux, longs et défaits, lui tombaient sur les épaules, comme il sied à un homme célibataire. La langue de Ki se colla contre son palais quand il leva un bras pour la saluer. Comme dans un rêve, elle arrêta les chevaux. Sven traversa la clairière à sa rencontre, sans bruit, se déplaçant dans les herbes hautes avec les enjambées gracieuses qu’elle connaissait si bien. Elle n’osait pas parler, de peur de rompre le charme. Peu lui importait de savoir comment cela était possible. Qu’il avance seulement encore un peu. Quand il s’approcha, l’apparence de ses traits ne changea pas. Il ne se dissipait pas, ni ne flottait comme le l’aurait fait un fantôme ; elle entendit le bruissement des herbes contre ses jambes qui couraient.

— Ki !

Son cœur s’assombrit. La voix de ténor n’était pas celle de Sven, mais celle de Lars. Lars, le frère benjamin, ressemblant à Sven autant qu’il était possible.

Elle s’adossa de nouveau contre la porte de la cabine. Son cœur tremblant lui descendit dans l’estomac. Aucun d’eux ne parla quand Lars grimpa la roue pour s’asseoir sur le banc, à côté d’elle.

— Je peux conduire ? proposa-t-il doucement.

Ki secoua la tête. Elle agita les rênes et l’attelage se mit en branle. Elle ne trouvait aucun mot à lui dire. Une fois de plus, un désert recouvrait son cœur. La douleur devait être récente pour Lars. Pourtant, les mois passés à supporter la souffrance toute seule n’avaient enseigné à Ki aucun moyen de la calmer.

— Ki, ma pauvre sœur. J’avais un discours acerbe tout prêt pour toi, pour ne nous avoir pas prévenus plus tôt. Mais je le laisse de côté, maintenant. Si, après une période de récupération, tu as toujours cet air...

Lars n’alla pas au bout de son idée. La roulotte faisait des craquements sous eux. Les sabots des chevaux continuaient à marteler dans la poussière. Lars s’appuya lourdement contre la porte de la cabine. Ki sentait qu’il avait le corps qui oscillait avec la roulotte. D’un geste nerveux, il courba l’échiné pour rassembler et dégager ses longs cheveux de l’arrière de son cou. Il essuya la sueur avec sa manche. Ki sourit en voyant ce geste. Il était l’image exacte de Sven avant qu’il soit adulte.

— Je me rappelle combien il détestait que ses cheveux lui tombent dans le cou. Il plaisantait souvent en disant que c’était la seule raison pour laquelle il avait passé le pacte avec moi : pour pouvoir attacher ses cheveux avec une lanière, comme il convient à un homme pris de le faire.

Lars acquiesça amèrement.

— C’est une coutume débile, mais l’une de celles dont mère entend ne pas se séparer. Je souhaiterais presque être de nouveau un enfant, avec mes cheveux coupés courts. Je les ai déjà jusqu’aux épaules, et ils continuent à pousser.

— Ça s’arrêtera bientôt tout seul, dit Ki pour le consoler. Mais si c’est tellement énervant pour toi, tu pourrais toujours trouver une femme pour te prendre et les attacher.

Les épaules de Lars cognèrent contre la porte de la cabine quand il se jeta en arrière en signe de dégoût.

— Toi aussi, c’est ça ? J’ai l’impression d’être un jeune veau à la foire aux bestiaux. Rufus me rappelle constamment mon « devoir ». Mère doit faire venir Katya pour aider à peloter la laine, mettre les galets dans la grange, et lui prêter main-forte pendant les mises bas au printemps. C’est bizarre. Jusqu’à l’année dernière, mon aide était suffisante pour ce genre de choses. Maintenant, elle a besoin de nous deux  – et de personne d’autre, bien sûr.

Ki se gaussa. Elle savait qu’ils évitaient tous les deux de prêter attention à un sujet moins léger. Elle le savait, et œuvrait dans ce sens.

— Donc, ta mère complote contre toi avec l’aide de ton frère aîné. Et cette Katya ? Est-elle tellement répugnante, pour que tu doives tant résister ?

— Katya, soupira Lars en levant les yeux au ciel. Katya est ronde et jolie, et aussi captivante qu’un pain de maïs. Elle ressemble déjà à une fermière. Des hanches qui pourraient donner naissance à toute une nation, des épaules qui pourraient porter le joug des bœufs, des mains qui pourraient pousser une charrue, des seins qui pourraient nourrir toute une portée.

— Ça a l’air décourageant, murmura Ki.

— Décourageant. C’est le mot qui lui convient. Nous étions amis, quand nous étions petits, tu sais, et nous nous aimions bien assez comme ça. En grandissant, elle est devenue une femme agréable et solide  – une femme avec qui on peut aller pêcher ou sarcler les champs. Mais pas une femme que je choisirais comme compagne et partenaire. Je ne l’ai jamais désirée de cette façon.

— Alors, garde tes cheveux relâchés sur tes épaules, Lars. Ça te va bien. Le moment viendra bien assez vite, où une femme te trouvera et te les attachera.

— J’espère qu’elle va bientôt commencer à chercher, grommela Lars à voix basse.

L’air du soir rafraîchissait le pays. Les odeurs de la nuit tombante commencèrent à monter. À travers les arbres, de part et d’autre de la route, Ki distinguait vaguement les lumières de petites maisons. C’étaient les demeures de la fratrie de Sven, ceux qui lui étaient apparentés par le sang ou liés par un serment à la famille. C’étaient les gens qui exigeraient de Ki le rite de Relâchement. Tous ces paysans viendraient, avec leurs yeux inquisiteurs et leurs mains fébriles, demander à Ki ce qui était arrivé à leur Sven. Une sensation glacée lui tordit les entrailles. Elle ne voulait pas mentir.

Ki tourna ses yeux fatigués vers le ciel nocturne. Elle se torturait. Si elle plissait suffisamment les yeux et ne regardait pas directement Lars, elle pouvait y croire. Souvent, le soir, Sven attachait son cheval à l’arrière de la roulotte. Puis il montait sur le banc, à côté d’elle. Les enfants sommeillaient doucement dans la cabine pendant qu’ils parlaient à voix basse et cherchaient un bon endroit pour s’arrêter. Certains soirs, ils ne parlaient pas du tout. Le rythme lent des sabots et les craquements de la roulotte étaient toute la conversation, et cela leur suffisait. Ainsi se passaient ces longues soirées agréables, avec l’épaule de Sven qui venait doucement taper contre celle de Ki pendant qu’elle conduisait.

— Comment est-ce arrivé ?

Encore une fois, Lars brisait le charme.

Elle hésita. Elle essaya de trouver les mots qui convenaient. Il lui fallait une histoire qu’il puisse croire. Il lui fallait une histoire qu’ils acceptent tous. Ki s’était imaginé un millier de fois le moment où un des parents de Sven lui poserait cette question. Elle ne voulait pas mentir. Elle croyait ne pas pouvoir le faire.

Les mots qu’elle trouva semblaient brisés et sonnaient à ses propres oreilles avec une distance étrange. Elle aurait pu parler d’une famine dans un pays lointain ou de champs dévastés par la rouille de l’autre côté des montagnes.

— Ils... Sven avait emmené les enfants. Le petit Lars était assez grand pour s’asseoir derrière lui et s’accrocher à sa chemise. Ses petites jambes dépassaient. Il ne pouvait pas se serrer contre ce gros cheval. Bébé Rissa, il la tenait devant lui. Elle trouvait que c’était tellement amusant d’être si haut sur ce grand cheval noir. Tu n’as jamais vu la monture de Sven, Lars. Un vrai étalon, partant dans des sautes d’humeur brusques et imprévisibles. Je lui avais conseillé de ne pas prendre un cheval de ce genre, mais tu sais comment il était. Il aimait son caractère, et il appréciait la chance de pouvoir mesurer sa volonté et sa détermination à celles du cheval. D’habitude, il n’y avait pas de conflit entre eux : c’était une épreuve, un défi entre deux animaux fougueux. Mais parfois... Quelle tête de mule cet homme était...

Tout était vrai, chaque mot. Ayant poussé son histoire jusque-là, Ki laissa le silence s’éterniser. Elle avait indiqué à Lars une mauvaise direction. Elle espérait que son esprit la prendrait. Silencieusement, elle suppliait Sven de la pardonner de faire peser leur mort sur son jugement des chevaux. Quand Lars ne parla plus, Ki sut qu’il tentait de la ménager. Bien. Elle rompit le silence pour lui.

— Je préfère te prévenir, Lars. Je ne connais rien de votre rite de Relâchement. J’ai peur de me donner en spectacle devant la famille.

Lars eut un grognement de dédain. En des heures plus joyeuses, cela aurait été le début de son rire indulgent.

— Tu t’es toujours bien trop inquiétée d’essayer de ne pas nous offenser, Ki. Nous savons que tu n’es pas l’une des nôtres. Cora, ma mère, te guidera tout du long. Et Rufus, aussi, sera à tes côtés pour t’aider si nécessaire. Ne sois pas choquée. On ne le pratique pas souvent ainsi, mais on peut le faire, surtout dans les cas où le seul survivant est un jeune enfant. Le maître des Rites a donné son accord.

— Pour ce qui est de vos rites, je suis comme une enfant. Ça ne me choque pas.

— Sven ne te parlait-il jamais de nos coutumes ? risqua Lars.

— Quelquefois. Mais nous parlions peu des coutumes mortuaires. Sven se tournait résolument vers la vie. Il disait... Lars, tu vas peut-être penser que c’est un peu grossier de demander ça de cette façon dans un moment pareil, mais ta mère adore-t-elle les harpies ?

Les paroles de Ki avaient semblé contenues et calmes. Seul son cœur tremblait dans son corps. Elle désirait ardemment que Lars le démente, qu’il se moque d’elle pour avoir cru les histoires à dormir debout de Sven. Alors, elle pourrait se détendre, elle pourrait partager avec eux la vérité sur la mort de Sven.

Lars posa largement ses grandes mains sur ses genoux.

— Cela doit te paraître étrange. Et Sven aura sans doute amplifié cela, avec ses sarcasmes et ses plaisanteries. Ce n’est pas une adoration que nous leur vouons. Nous savons qu’elles ne sont pas des dieux. Ce sont des êtres mortels comme nous-mêmes, mais, contrairement à nous, elles ont un lien privilégié avec... eh bien, l’Absolu. Le destin les touche plus directement. Elles détiennent les clés des portes entre les mondes. Elles ont des connaissances qui nous sont interdites et des capacités...

— ... des capacités issues de ces autres mondes. Je connais ces phrases, Lars. Sven m’a dit que ta mère avait sacrifié un bœuf aux harpies la veille de notre pacte officiel, et un jeune veau à chaque fois que j’avais eu un enfant. Tu as raison  – tout ça me paraît barbare. Pour moi, ce ne sont que des charognards, se nourrissant parmi les troupeaux et le bétail, des créatures qui se servent férocement et se moquent du reste, des bêtes d’une cruauté...

Ki se trouva à court de mots et bredouilla un peu, avant de se taire. Lars secoua la tête avec un air tolérant.

— Ce sont des légendes, Ki. Les mythes habituels, sur les harpies, que tant de gens croient. Je ne te jette pas la pierre. Si j’avais uniquement vu ce que les harpies font et qu’on ne m’avait pas enseigné leurs coutumes, j’y croirais moi aussi. Mais une harpie ne tue qu’en cas de besoin. Seulement pour se nourrir. Pas comme les humains, qui peuvent tuer par sport ou par pure paresse. Les harpies ont découvert le point d’équilibre entre les mondes, entre la mort et la vie mêmes. Elles pourraient nous montrer les chemins de la paix que notre propre espèce semble avoir oubliés.

— Foutaises religieuses !

Ki ne se rendit pas compte qu’elle avait exprimé son amertume à voix haute avant de voir les yeux de Lars pleins de reproches.

— Je suis désolée, dit-elle, se repentant sincèrement.

Lars venait de perdre son frère. Il n’avait pas besoin qu’on se moque de ses croyances.

— Je les juge, comme tu dis, d’après ce que j’ai vu. Je suis issue d’un autre peuple, Lars, et j’ai été élevée avec les vieux contes au coin du feu des Romni. Quand j’étais petite, je croyais que la lune était notre mère à tous. Elle avait engendré toutes les races : humains, harpies, dené, tchéria, alouéa, Ventchanteuses, calouin et tous les autres. A chacun, elle avait offert un don différent et elle nous avait tous installés dans le monde. Elle nous avait donné une loi : vivez ensemble en paix. Et elle nous surveillait éternellement depuis le ciel pour vérifier si nous lui obéissions bien. C’était une belle histoire, Lars, et peut-être que je n’y crois plus comme avant. Mais je ne crois pas qu’aucune des races intelligentes soit supérieure à une autre. Je ne crois pas que les humains doivent s’incliner devant aucun autre peuple, et encore moins devant les harpies.

Ki fit fouetter avec colère les rênes sur les dos pommelés devant elle. Elle avait laissé ses paroles l’emporter. Les hongres accélérèrent le pas avec entrain. Ils avaient déjà emprunté ce chemin auparavant et savaient que ce virage conduisait à des étables propres, à une portion d’avoine, et à un bouchonnage et un nettoyage scrupuleux de leur pelage. Là se trouvaient les pâturages où ils étaient nés et où ils avaient galopé alors qu’ils n’étaient que des poulains ridicules, jusqu’au jour où Sven avait mis leur longe dans les mains de la jeune Ki incrédule. De son propre gré, l’attelage pressa encore le pas. Sigurd leva son énorme tête pour pousser un hennissement de contentement. Une réponse surgit des étables.

Une lanterne apparut à la porte du grand bâtiment bas en pierre. Ki entendit un murmure de voix et aperçut Rufus qui envoyait ses fils ouvrir les portes de l’étable et se préparer à s’occuper de l’attelage de Ki. Lars soupira.

— Ils m’ont envoyé en éclaireur, tu sais. J’étais supposé te préparer pour le rite, et je ne l’ai pas fait. Mais je pense que personne ne l’aurait pu. Cela pourrait te guérir, Ki, te faire partager ton chagrin. Que la douleur se répartisse pour être portée par nous tous, et ton fardeau sera moins lourd. C’est ainsi que c’est censé marcher. Tu dis que Sven t’a parlé de certaines de nos coutumes. Entre toutes, c’est celle que je crois la plus puissante, capable d’unir une famille et de séparer ses malheurs.

Ki acquiesça d’un air sombre. Elle redoutait tout cela. Elle n’avait aucune idée de ce en quoi ce rite de Relâchement consistait. Parmi des étrangers, il lui faudrait faire de son mieux pour accomplir ce rite pour eux. Ce serait son dernier sacrifice, en mémoire de Sven. Une dernière dette avant qu’elle ne retourne sur sa propre route. Elle penserait à Sven et agirait comme il fallait.

Rufus était en train d’apporter la lanterne jusqu’au banc de la roulotte. Ki descendit rapidement avant qu’il n’ait le temps d’offrir son aide. Lars sauta à terre de l’autre côté. Déjà, les garçons détachaient les harnais des chevaux pour les conduire un peu plus loin, vers de l’eau fraîche et de la paille propre. Sigurd et Sigmund s’éloignèrent, fourbus.

— Il t’a fallu longtemps pour faire le chemin jusqu’à nous, Ki, la salua Rufus, la bouche raide et le regard froid.

Il posa sa main sur le coude de Ki, ce qui l’énerva prodigieusement. Était-elle donc aveugle, pour qu’on ait besoin de la guider vers la porte ? Ou bien infirme, ce qui l’empêcherait de marcher seule ? Sven, se réprimanda-t-elle sévèrement en son for intérieur. Elle baissa la tête.

J’avais besoin de rester seule un moment, Rufus. Je crains que tu ne puisses pas comprendre. Mais je n’avais aucunement l’intention de vous blesser ou de vous négliger. C’était une tragédie trop immense, une déchirure trop soudaine de mon existence.

— Laisse la pauvre fille tranquille ! aboya Cora depuis le seuil. Si elle veut s’expliquer, elle le fera une fois pour toutes, et devant tout le monde, quand nous serons rassemblés. Elle n’a vraiment pas besoin de subir des reproches individuels de chaque personne de la maison. Je suis certaine qu’elle avait ses raisons, et nous les entendrons tous ensemble. Mais quand le moment sera venu, Rufus. Maintenant, lâche-la. Ki, tu as l’air d’un chien battu, et je ne mens pas. Je ne veux pas t’offenser, tu le sais bien. C’est déjà bien dur de perdre un proche, alors trois... Quand le père de Sven a attrapé cette toux sanglante et qu’il est mort... Je ne vais pas parler de ça maintenant, mais je connais la souffrance qui se cache derrière cet air. Tu connais le chemin, Ki. La même chambre que d’habitude. Lars, va lui chercher une bougie dans l’entrée. On s’occupe déjà des bêtes, n’est-ce pas ? Bien sûr qu’il leur faut à manger, jeune imbécile. Si je ne m’occupe pas de tout moi-même...

Ki se sentit comme emportée par le courant d’une rivière dans une salle commune de la maison, vivement éclairée. Enfin libérée de la poigne de Rufus par la langue de Cora, elle se laissa entraîner par Lars dans un couloir, vers une chambre. Elle n’avait salué aucune des personnes amassées dans la salle commune pour l’accueillir. Et Cora papotait comme une pie pour couvrir son chagrin et son traumatisme. Elle vivait en accéléré pour sortir plus vite des moments difficiles, comme disait Sven. Parlant à tout le monde en même temps, s’assurant du moindre détail comme s’ils étaient tous des nourrissons sans défense. Ki souhaita que ce genre de protection puisse marcher pour elle.

— Je laisse la chandelle ici, Ki. Mets-toi à l’aise et repose-toi un peu. La soirée sera longue, et tu as déjà beaucoup enduré. Prends ton temps. Ils ont attendu jusqu’ici : cela ne leur fera aucun mal d’attendre un peu plus.

Lars ferma la lourde porte en bois derrière lui avec un claquement mat.

Ki s’effondra sur le lit. Il était couvert d’une large épaisseur des meilleures couvertures tissées de Cora et de nouveaux édredons en fourrure. Une bassine blanche était posée sur un guéridon près de la fenêtre fermée par les rideaux. Ki savait que l’eau froide, dans l’élégante aiguière qui se dressait à côté, serait parfumée d’herbes fraîchement coupées. C’était une pièce pour les occasions cérémonielles. Cora avait insisté pour que Ki et Sven passent leur première nuit ici après leur pacte officiel. Ils avaient aussi dormi ici quand ils étaient revenus deux fois pour présenter leurs enfants à la famille. Sven lui avait expliqué que le cadavre de son père avait été préparé sur ce lit. La pièce avait paru plus froide à Ki, après cela. Elle ne pouvait trouver aucun réconfort dans le lit bien rembourré, ou l’eau parfumée ou les riches peaux de daim laineux recouvrant le sol. Donc elle allait prendre exemple sur Cora et se dépêcher de franchir ce moment difficile.

Elle se lava les mains et le visage dans l’eau fraîche et parfumée. Elle défit ses cheveux et en refit minutieusement les nœuds et les motifs. Elle n’avait aucun vêtement propre à se mettre. Elle avait laissé ses affaires dans la roulotte. Ce serait trop gênant de ressortir devant tous ces gens pour aller chercher une tenue propre et revenir se changer. Ki était paralysée par l’incertitude. En toute autre occasion, cela n’aurait été qu’un dilemme mineur. Mais à présent, cela suscitait en elle une noirceur qui l’écrasait, une dépression qu’aucune logique ne pouvait contrer. Apparaître devant eux dans cette tunique et ce corsage sales semblait une insulte à leur cérémonie. Faire une histoire en allant chercher des vêtements propres semblait une vanité, et une insulte à la mémoire de Sven. Elle s’enfonça dans le lit et se prit le front entre les mains. C’était trop. Ils attendaient beaucoup trop d’elle. Elle se sentait vide, comme si le fait d’être ici n’était qu’un numéro absurde. Elle ne parvenait pas à décider quoi faire. Tout cela la fatiguait. Elle appuya ses mains sur ses tempes. Fatigue, haine, colère... Éprouverait-elle jamais d’autres émotions ?

On frappa à la porte, et Cora entra avant que Ki ne pût relever la tête.

— Tu as l’air un peu mieux, ma chérie. Maintenant, j’ai pris quelques libertés, j’espère que ça ne te gênera pas. Dès que la nouvelle est arrivée. Bon, tu me connais. J’essaie de penser à tout. Cela aide bien, parfois, de penser à tout en même temps. Il y a une robe ici, dans ce coffre. Je l’avais tissée pour l’offrir à Lydia, tu sais, c’était une surprise. Mais je n’avais pas prévu que mettre au monde ce deuxième garçon  – un colosse  – ferait à son ventre. Donc, bien sûr, je ne la lui ai jamais donnée, ni même montrée, parce que je ne voulais pas qu’elle pense que je croyais qu’elle s’était un peu laissée aller. Personne ne l’a vue et je l’avais mise de côté pour toi avant même que... euh... la nouvelle arrive. Des semaines auparavant, en fait. Elle est propre, et belle, et toute neuve. Je sais que vous autres Romni ne portez pas de vert, habituellement, mais cette nuit est consacrée à nos coutumes à nous, et je ne croyais pas que cela te gênerait. Quelque chose de neuf et de beau, parfois, cela donne un peu plus de force pour continuer, tu comprends. Donc je vais juste la poser ici pour toi.

Cora s’arrêta, attendant une réponse, pendant qu’elle lissait la robe étalée au pied du lit. Leurs regards se croisèrent. Les yeux de Cora avaient toujours été noirs et profondément brillants. À une époque, Ki avait espéré que ses enfants hériteraient de ces yeux fascinants. Mais maintenant, ils étaient ternes, comme si leur esprit lumineux s’était figé à l’intérieur. Ki y vit le reflet de ses propres angoisses et son désespoir. Mais il n’y avait aucun réconfort à découvrir que sa souffrance était partagée. Elles étaient comme deux poissons, chacun piégé dans une mare séparée d’une rivière qui s’asséchait. Leur tragédie les séparait, et leur cordialité n’était qu’un lien factice entre deux étrangères.

— C’est charmant, Cora. Je ne me suis jamais sentie très liée par les traditions romni au sujet du vert. Merci. C’est exactement ce qu’il me fallait.

Ki espérait avoir pris une voix chaleureuse. Tout ce qu’elle ressentait, c’était la fatigue, et un peu de honte par rapport à sa tenue poussiéreuse.

— Je vais sortir tout de suite, alors, et te laisser te préparer. Pas la peine de te presser. Lars nous a dit à quel point tu étais fatiguée. Nous t’attendrons.

Cora se dépêcha de sortir, fuyant sa propre existence.

Ki ferma les yeux, serrant les paupières, et resta assise sans bouger pendant un moment. Puis elle se leva. Elle enleva ses vêtements sales. Elle mouilla un chiffon avec l’eau parfumée et le frotta sur son corps. Elle se glissa dans la robe toute fraîche. De petites fleurs jaunes avaient été brodées au niveau de la gorge et des poignets. Elle était un peu longue pour Ki, mais personne sans doute n’y prêterait attention ce soir. Elle la lissa sur ses hanches et se força à se tenir droite.

La salle commune était une pièce longue et étroite au plafond bas. Elle n’avait pas de fenêtre, mais était dominée par une gigantesque cheminée qui flamboyait à un bout de la salle. Le sol était en dalles de pierre jointes au mortier et les murs en blocs épais de roche de rivière grise et en argile. Ils empêchaient la chaleur ou le froid de rentrer à l’intérieur. Une longue table occupait la pièce. Des gens se serraient sur des bancs. La table était couverte de plats de viande récemment tirée de la grande cheminée, de fruits entassés dans des corbeilles, de marmites de légumes fumantes, et de pâtisseries fourrées aux baies. Les conversations se tenaient à voix basse entre les gens rassemblés ici, formant un vrombissement pareil à celui d’une ruche à la tombée de la nuit : c’était une réunion de famille.

Ki se tint dans l’encadrement de la porte, effrayée à l’idée de rentrer et pareillement effrayée à l’idée de ne pas le faire. Comment pourrait-elle traverser ce grand espace, seule, jusqu’au fauteuil vide qui l’attendait au bout de la table ? Mais Lars l’avait vue arriver. Il apparut soudain à côté d’elle, l’escortant à travers la pièce sans la toucher. Elle se fraya un chemin jusqu’à la table, récoltant au passage des murmures de bienvenue de parents qu’elle n’avait rencontrés qu’une ou deux fois auparavant. Elle ne pouvait même pas se rappeler tous les noms. Lydia, bien sûr ; et Kurt, et Édouard, les fils de Rufus ; Haftor et, à côté de lui, lui ressemblant trait pour trait, devait se trouver la sœur qu’elle n’avait jamais rencontrée. Leurs visages se fondirent les uns dans les autres quand Ki hocha la tête pour répondre à leur salut. Lars s’installa, lui indiquant de prendre place. Elle passa devant trois vieilles femmes qu’elle ne connaissait pas, puis devant Hollande, la femme de Rufus, un homme âgé et Rufus lui-même. Enfin, le fauteuil vide était là, lui tendant les bras. Ki s’assit et releva les yeux. De l’autre côté de la table, à une distance incroyable, se tenait Cora. Comment Cora pourrait-elle la guider depuis là-bas ? Tout le monde s’assit, plein d’impatience. Ki attendit. Il y avait à manger sur la table devant eux, et à boire. Était-elle censée donner un quelconque signal pour qu’ils commencent ? Le rite de Relâchement était-il un dîner de famille, un rassemblement pour partager un repas et des peines ? Les yeux de Ki cherchèrent Lars, mais il était trop loin pour l’aider.

À sa droite, Rufus murmura brusquement :

— Je vous apporte de tristes nouvelles.

Ki tourna la tête dans un sursaut pour le dévisager. Quelles nouvelles pouvait-il bien lui donner qui soient pires que celles qu’elle avait pour eux ? Mais Rufus hochait la tête et lui faisait des petits signes de la main pour l’encourager. Ki saisit son intention. Elle s’éclaircit la gorge.

— Je vous apporte de tristes nouvelles, déclara-t-elle d’une voix forte.

Elle s’arrêta, se demandant comment formuler ses phrases devant un public si divers, allant du vieil homme qui jouait avec ses doigts sur le bord de la table à la petite fille qui pouvait à peine voir au-dessus du meuble... Comment rendre cela compréhensible pour tous ? Mais dans le gouffre de son silence, leur réponse résonna comme un coup de tonnerre :

— Quelles nouvelles nous amènes-tu, chère sœur ?

Ki prit une longue inspiration. À son coude, Rufus souffla :

— Il est trois d’entre nous que vous ne reverrez plus. Buvez avec moi au nom de cette peine.

Ki lança à Lars un regard mauvais. Il était certainement censé l’avoir préparée à ces phrases pendant qu’elle arrivait ici. Lars secoua la tête pour lui demander pardon. À côté d’elle, Rufus tapota la table du bout des doigts en signe d’impatience.

— Il est trois d’entre nous que vous ne reverrez plus, entonna Ki. Buvez avec moi au nom de cette peine.

— Il est trois d’entre nous que nous ne reverrons plus. Nous buvons avec toi, répondirent les murmures.

Les lèvres de Rufus étaient serrées et crispées quand Ki se tourna vers lui, en attente d’instructions. Maudit soit-il, il pouvait être aussi en colère que cela lui chantait. Elle traversait cette épreuve pour leur compte, et pas pour en tirer une satisfaction personnelle. Le moins qu’il pût faire était de l’aider à l’accomplir aussi correctement que possible. Elle aperçut les infimes mouvements de ses doigts. Pour la première fois, elle remarqua la manière étrange dont la table était mise. Au-dessus de son assiette, dans un alignement parfait, se dressaient sept petits gobelets sans anse, à la surface grise reluisante. Elle leva le premier d’entre eux et le porta à ses lèvres. Toute la tablée imita son geste. Observant par-dessus le bord du gobelet, elle vit que chacun avalait tout le contenu du récipient d’une gorgée. Ki fit comme eux. Ce n’était pas du vin, comme elle s’y était attendue. Le liquide était chaud et visqueux, avec un goût vague, comme une odeur de trèfle. Elle reposa le gobelet vide devant elle.

— Sven, Lars et Rissa : ils ont disparu de nos vies. Buvez avec moi au nom de cette peine.

Rufus murmurait ces paroles. Il semblait à présent s’être résigné à son rôle de souffleur. Tant mieux. Cela irait plus vite pour tout le monde.

— Sven, Lars et Rissa : ils ont disparu de nos vies. Buvez avec moi au nom de cette peine.

Ki prononça ces mots sans rechigner. Elle se prêterait pour eux à leur petit spectacle de marionnette tragique.

— Sven, Lars et Rissa : ils ont disparu de nos vies. Nous buvons avec toi, répliquèrent-ils.

Une nouvelle fois, on souleva un gobelet et on le vida. Ki attendit son texte.

— Tu dois te débrouiller seule, maintenant, marmonna Rufus, les yeux fixés sur la table. Raconte-nous comment c’est arrivé, à ta manière. Suis le modèle du début. Garde un gobelet pour finir.

Ki jeta un regard à Lars, et il courba la tête. Pouvait-elle raconter l’histoire qu’elle avait dite à Lars et se montrer convaincante ? Ki examina les gobelets qui restaient pour évaluer la meilleure façon de s’y prendre.

— Ils chevauchaient ensemble sur un grand cheval noir. Buvez avec moi au nom de cette peine.

Ki adressa une prière à Keeva en espérant qu’elle s’y prenait comme il fallait. Lars paierait plus tard pour tout cela.

— Ils chevauchaient ensemble sur un grand cheval noir. Nous buvons avec toi, répéta le chœur.

La tablée semblait satisfaite de son début. Ki souleva le troisième gobelet et le vida. Soudain, la salle se mit à trembler et se changea en rêve.

Elle était assise, bien droite, sur le banc de sa roulotte. Une légère brise lui agitait la chevelure. Un sourire éclairait son visage. Il y avait une présence sur le banc à côté d’elle, une présence chaleureuse et encourageante. Ki le savait mais, étrangement, elle n’y prêtait aucune attention. Tout était comme il faut. Autour de la roulotte galopaient Sven, Lars et Rissa.

— Roulotte, escargote ! Roulotte, escargote ! rugissait Sven d’un ton moqueur.

La petite voix de Rissa lui faisait écho, pleine de rire :

— Oulotte, esca’gote ! Oulotte, esca’gote !

Lars était trop secoué par le rire pour parler, trop occupé à se tenir à la chemise de Sven. La robe noire de Rom luisait dans les rayons du soleil. La lumière glissait le long de ses muscles, qui se contractaient et se détendaient sous son pelage satiné. La chemise bleue de Lars était encore trop longue pour lui, elle flottait dans son dos, claquant dans le vent qu’ils créaient dans leur sillage.

Pendant un moment, Sven stoppait Rom.

— Et si nous montrions à cette escargote comment un cheval est censé bouger ? demandait-il, de manière purement rhétorique.

Les enfants poussaient un cri d’encouragement. Rom partait, filant comme le vent. Les hongres pommelés hennissaient en signe d’écœurement.

— Leurs cheveux clairs ondulaient derrière eux, dans le vent, poursuivit Ki, saisie par l’émotion. Buvez avec moi au nom de cette peine.

Quelqu’un marmonna une réponse à cette phrase. En un autre lieu, une autre Ki leva un petit gobelet et le but d’un coup. Cela n’avait plus aucun goût, à présent. Elle les regarda partir : Sven et Rissa riaient, Lars rebondissait sur les hanches noires lustrées de l’étalon. Les sabots de Rom projetaient de petits cailloux de la route derrière lui. Les hongres gris avançaient péniblement. La roulotte se balançait et craquait.

— Sur la colline, ils chevauchaient tous trois, soupira Ki. Buvez avec moi au nom de cette peine.

Un vent lointain poussait une plainte dans les arbres. Une sensation d’humidité envahit la gorge de Ki. La présence observait toujours en compagnie de Ki, pendant que Rom disparaissait au bout de la grande pente de la colline. Le ciel bleu reposait sur le sommet de l’éminence, désert. Ils avaient disparu.

— J’arrivais derrière, trop lentement, se désola quelqu’un. Buvez avec moi au nom de cette peine.

Le vent agitait les herbes hautes, au bord de la route, et elles bruissaient lugubrement. Mais le jour était clair et Ki, sur la roulotte, souriait. Il y avait une zone d’air chaud à côté d’elle, l’alertant, la prévenant que c’était suffisant. Qu’il était temps de revenir. Qu’il était temps d’arrêter. Ki n’en tint pas compte. Il y avait quelque chose qu’elle devait faire. Une mission, un devoir qu’elle ne devait pas négliger. Brusquement, elle fut prise d’un besoin impérieux d’aller voir de l’autre côté de la colline. Elle voulait activer son attelage, les lancer dans un trot, un lourd galop, franchir cette crête. Mais elle ne le fit pas. Ils continuèrent à avancer à leur rythme, la roulotte faisant des couinements joyeux. Ki ne comprenait pas pourquoi elle souriait, pourquoi elle ne se levait pas et ne fouettait pas ses chevaux pour qu’ils accélèrent. Quelqu’un la saisit, lui tira le bras. Il n’y avait personne, ici. La roulotte continuait à avancer, inexorablement, en craquant. Plus vite, plus vite, plus vite. Clop, clop, clop, lentement sur la route rocailleuse. Elle passa la crête.

Ki hurla, sans mot et sans fin. Elle ne pouvait pas reprendre son souffle pour parler. Son cri de chagrin s’échappa d’elle. Elle entendit ce cri lui revenir, comme un écho renvoyé de nulle part.

Soudain, une autre Ki reprit conscience et lutta. Cela lui appartenait, et c’était à elle seule de le porter. Ils ne devaient pas voir, elle ne devait pas voir. Elle ne devait pas penser à ce qu’elle avait vu. Les harpies prennent la chair la  plus tendre. Les joues du visage et les ventres ronds d’enfants, les fesses d’homme, les viscères à la texture si douce, les hanches de cheval. Ne rien voir, ne rien entendre, supplia-t-elle. Les harpies, toutes deux bleu-vert, filaient. Riaient, hurlaient, tournaient dans l’air au-dessus de Ki. Leur beauté était tranchante comme une lame, froide comme un fleuve. Leurs sifflements sarcastiques se moquaient de son deuil. Ki ne parvenait pas à comprendre sa douleur. Pas encore, non, pas une fois de plus, hurla quelqu’un. Plus elle s’approchait des cadavres, plus la douleur était vive, comme la chaleur rayonnant d’un feu. Hurler ne suffisait pas. Elle ne pouvait pas pleurer. Elle mugissait comme une bête. Elle ne devait pas les laisser voir les harpies, voir comment elles tournoyaient au-dessus d’elle, comment elles piaillaient de rire pendant qu’elle hurlait.

La présence enveloppa Ki et la ramena à terre. Elle la combattit. Elle ne devait pas se laisser prendre. Elle ne devait pas la laisser vagabonder et regarder où elle voulait. Mais la présence était forte. Elle la tira de là, la ramenant dans le monde où Sven n’était plus que des os jaunis. Ki se débattit violemment, et soudain elles tombèrent toutes les deux dans un abîme. Elles s’enfoncèrent dans un tourbillon de rouge et de noir. Puis la présence disparut et Ki resta seule. Elle flotta, elle tournoya dans les eaux chaudes et stagnantes. Ses oreilles bourdonnaient et sifflaient. Les eaux étaient profondes et Ki était plongée dedans, bougeant au travers, bien qu’elle ne nageât pas. Elle glissa sans effort sous leur caresse chaleureuse et liquide. Ki regarda avec des yeux ensommeillés quand une harpie enflammée passa en vrille devant elle dans le courant. Son plumage fumant laissait un sillage derrière elle. Elle vit le fœtus de harpie la dépasser, tournoyant à la suite de son œuf brisé. Elle aperçut une harpie et une femme tomber lentement, magnifiquement, de la paroi d’une falaise. Le corps de la harpie toucha les arbres le premier et tomba en tournant gracieusement, pour atterrir et s’écraser doucement, artistiquement. Tout cela était vraiment intéressant et distrayant. Et l’eau était profonde et chaude.

Une table. Une longue table. Beaucoup de visages. Quelqu’un la maintenait sur son fauteuil. Qu’était-il arrivé à Cora ? Pourquoi Rufus l’aidait-il à s’éloigner de la table ? Elle semblait si pâle, elle titubait à chaque pas. Qui avait terrassé cette femme solide comme un chêne ?

Ki sentit ses dents s’entrechoquer sur le bord d’un bol en terre cuite. Du lait. Ils lui faisaient avaler du lait, mélangé avec quelque chose de brûlant. Le visage ingrat d’Haftor se pencha tout près du sien. Elle recula brusquement la tête. Elle se cogna dans le plexus de quelqu’un. Sonnée, elle pencha de nouveau la tête vers l’avant. Lars. Elle fit une grimace pour s’excuser. Son visage sévère ne se détendit pas.

Ki balaya la salle commune du regard. Pourquoi tout le monde semblait si agité ? Ils parlaient tous dans un brouhaha sonore, grouillant et dévorant de grosses quantités de nourriture à toute vitesse.

— Mange, mange, mange.

C’était Lars qui parlait derrière elle. Pourquoi la harcelait-il ainsi ?

La clameur commença à se fragmenter en voix distinctes, en mots et phrases sensés. Lars se tenait derrière elle, les mains sur ses épaules, l’empêchant de s’écrouler dans le fauteuil. Haftor

— Haftor le laid, Haftor l’ébouriffé  – lui tendait un bol. Elle ne pouvait pas voir ce qui causait le bourdonnement puissant.

— Ça va dissiper l’effet. S’il te plaît Ki, mange. Ça aidera Cora à briser le lien si tu le fais. S’il te plaît, Ki.

La voix de Lars devint brusquement distincte au milieu du babil environnant. Le bol s’approcha et Ki but longuement, en de profondes gorgées tremblantes. Quand il fut vide, Haftor le reposa sur la table. Le bourdonnement déclina pour n’être plus qu’un chant inaudible, comme un moustique dans son oreille. Elle étudia le visage fulminant d’Haftor. Ses yeux bleu foncé étaient durs et froids.

La réalité se rétablit d’un coup en Ki. Brutalement, elle se dégagea des mains qui la soutenaient. Elle aurait voulu bondir de son fauteuil, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Lars s’éloigna d’elle d’un pas.

— Haftor, amène-lui à manger. Je vais voir ce que je peux faire pour arranger les choses. Grands dieux, Ki.

Lars, debout, la regardait de haut, secouant la tête. Il poussa un petit soupir, comme si les mots n’étaient pas suffisants. Puis il s’éloigna, contournant la table ; là, frôlant une épaule au passage ; ici, tapotant un enfant pour le réconforter. De nombreux visages qui se tournèrent vers lui étaient marqués par des pleurs récents. Pendant que Lars s’en allait, le charabia des voix soucieuses déclina en un murmure agité, à peine plus fort que le bourdonnement dans les oreilles de Ki. Mais les invités assis le plus près de Ki restaient silencieux, détournant leur visage d’elle. Tous mangeaient hâtivement, comme si une faim immense s’était emparée d’eux. Personne ne savourait les plats préparés avec soin. Ils auraient tout aussi bien pu être en train d’avaler du porridge froid caillé, chacun devant en ingurgiter une certaine quantité. Haftor avait pris la place de Rufus, à côté de Ki, et mangeait de la même manière étrange. Il semblait sentir son regard sur lui. Il leva les yeux vers elle. La fascination y luttait avec le dégoût. La dévisageant, il mâcha rapidement et déglutit. Ses yeux foncés étaient d’un bleu profond et glacial.

— Que s’est-il passé ?

Alors qu’elle venait de parler, Ki se rendit compte à quel point ses paroles semblaient stupides. Elle avait l’impression d’avoir été brutalement réveillée d’un sommeil profond et rempli de rêves, pour être plongée au milieu de cette étrange activité.

Haftor tourna sa langue dans sa bouche et se décida à parler.

— Ce qui s’est passé, Ki, c’est que ma tante et mes cousins étaient perturbés par le temps qu’il a fallu pour que la nouvelle de la mort de Sven leur parvienne. Dans leur hâte, ils ont lancé le rite immédiatement. Ils ont mis quelqu’un en mesure de faire du mal à beaucoup de gens... et elle l’a fait. Certains disent que c’est par méchanceté envers nous. D’autres, comme Lars, plaident que c’était par ignorance.

Haftor embrocha férocement un morceau de viande avec sa fourchette. Ki resta les yeux fixés sur lui, glacée par la colère dans sa voix, percée par la froideur de son attitude. Il s’interrompit, la viande toujours suspendue à sa fourchette.

— Mange ! lui ordonna-t-il, pointant sa fourchette chargée en direction de l’assiette de Ki.

Elle baissa les yeux et découvrit avec stupeur que quelqu’un avait rempli très largement l’assiette devant elle.

— Plus tu mangeras, et plus tu le mangeras vite, mieux ce sera. Cela efface les effets de la liqueur et brise tous les liens entre nous.

Haftor jeta un coup d’œil autour de la table, regardant les gens qui avalaient de grandes bouchées de nourriture.

— C’est une parodie, grommela-t-il. Sven était l’un des nôtres, un homme bon. Voir les gens manger ainsi pendant son rite, pour dissiper le moment du partage plutôt que de le savourer... !

Il secoua la tête, confus, et reporta son attention sur son assiette.

Ki mangea méthodiquement, déplaçant la nourriture comme si elle maniait de la paille avec une fourche. Elle essaya d’assembler les morceaux dans sa tête pour qu’ils forment un schéma logique. Elle savait qu’elle avait intérêt à éviter de poser des questions à Haftor en ces circonstances.

Cela aurait dû être un partage, ce rite de Relâchement. Une vague compréhension naquit en elle. Elle était retournée au moment de la mort de Sven, et ils l’avaient accompagnée. C’était ainsi qu’ils atténuaient la peine. Elle n’aurait pas à répondre à des interrogations gênées et interminables, elle n’aurait pas à évoquer des détails qu’il valait mieux oublier. Ils avaient tout vu, comme elle, et l’avaient partagé. Et que leur avait-elle laissé ? Elle ne savait pas. Elle avait essayé de ne pas le faire, elle s’en souvenait. Elle avait essayé de leur épargner les détails sordides et glauques, la vision qui leur montrerait leurs divinités harpies comme des charognards. L’avait-elle fait ou non ? Est-ce qu’ils la détestaient parce qu’elle leur avait révélé la nature des harpies ? Ou étaient-ils en colère parce qu’elle avait refusé de partager le moment de la mort de Sven avec eux ?

Le dîner s’éternisait. Personne ne parlait près d’elle, et le ton des conversations qui se déroulaient plus loin à table laissait penser à Ki qu’il valait mieux qu’elle ne comprenne pas ce qui était dit. Mais Lars pouvait tout entendre. Elle vit bien la manière qu’il avait de bouger les mains, comme pour s’excuser, et toutes les fois où il baissa la tête devant un reproche. Rufus réapparut. Il resta muet comme une tombe en s’emparant de deux assiettes pleines de nourriture et les emporta dans la chambre. Qu’avait-il pu arriver à Cora pour lui faire quitter sa table quand des invités étaient là ? Trop de questions.

Ki regarda sur la table. Des tranches de viande fraîche encore dégoulinantes étaient empilées sur des plats, des fruits multicolores avaient été coupés en dés et parfumés aux épices, des légumes aux couleurs vives avaient été mis dans de grands saladiers. Elle avait de la sciure et des cendres dans la bouche, du gravier dans la gorge.

Les invités commencèrent à se lever, à s’éloigner de la table. Des gens partaient en groupes de deux ou trois. Un Lars épuisé accueillait leurs adieux. Son visage était gris. Personne ne dit au revoir à Ki. Lars aurait apprécié un tel silence à son égard. C’étaient des gens perturbés et mécontents qui partaient. Oubliant les bonnes manières, Ki posa ses coudes sur la table et enfonça son visage entre ses mains.

Un contact sur son épaule. Elle leva les yeux rapidement. Les yeux sombres d’Haftor étaient comme hantés, à présent, et une rougeur bancale lui colorait le visage. Il semblait presque saoul, mais il ne dégageait aucune odeur de vin. Il la dévisagea pendant qu’elle levait le visage vers lui. Quand il prit la parole, il parut avoir du mal à prononcer les mots :

— Tu ne méritais pas des paroles aussi dures que les miennes. Je m’en rends compte à présent, et dans quelques jours, les autres le feront aussi. Peu d’entre eux te connaissent, c’est ce qui rend tout cela plus difficile. L’ignorance, pas la méchanceté. Une volonté plus forte que n’importe lequel d’entre nous, même Cora. Savoir cela ne défera pas le mal, mais rendra la blessure un peu moins brûlante. Si quelqu’un devrait être jugé coupable, ce serait Rufus et Cora. Ils n’auraient pas dû te permettre de nous diriger, même avec Cora comme guide. Ils n’auraient pas dû être si impatients de tenir le rite si tôt. Ils auraient dû mieux t’instruire de nos coutumes. Mais je crois que tu sais comment est Cora. Savoir qu’ils étaient morts depuis des mois la rendait d’autant plus impatiente de les relâcher convenablement dès qu’elle le pourrait. J’essaierai de ne pas t’en vouloir à cause de cela, Ki. Mais les gens qui étaient ici cette nuit ont été méchamment terrifiés et ont le sentiment qu’on les a privés de leur rite. Certains souhaiteront que tu ne sois jamais revenue à Gué de Harpe.

Ki baissa la tête. C’était probablement ce qui se rapprochait le plus de paroles de sympathie, venant de quelqu’un présent ce soir. Comme une enfant, elle voulait crier aux invités qui partaient que ce n’était pas de sa faute, qu’elle n’avait pas voulu faire cela. Haftor semblait lire ses pensées, car il lui tapota maladroitement l’épaule avant de s’éloigner.

Ki resta immobile, se souciant peu de ce que les autres pourraient penser de son comportement, à présent. Le murmure de voix avait diminué. Elle entendit la porte se fermer sèchement. Le silence se fit. Ki resta assise pour l’écouter, attendant que le bourdonnement dans ses oreilles cesse aussi. Une bûche tomba brusquement dans la cheminée. Des bruits de pas, et le bruit de la vaisselle qui s’entrechoque. Lars empilait les assiettes sur la table. Ki se leva sans aucun entrain pour l’aider.

Elle ramassa deux assiettes, remarqua la nourriture qui restait dessus et les reposa, incertaine. Elle poussa les sept petits gobelets ensemble et rassembla ceux de la place d’à côté. Elle s’arrêta et les reposa. Elle ne savait pas comment s’y prendre et ne parvenait pas à faire fonctionner son cerveau logiquement. Si seulement le bourdonnement pouvait s’arrêter. Elle se sentait dépassée, même par une tâche aussi simple. Elle ne savait pas comment débarrasser après un repas d’une vingtaine de personnes. Elle n’avait qu’une envie : s’accroupir près de son feu de camp, nettoyer sa seule tasse, essuyer son bol en bois avec un morceau de pain dur. Elle voulait être de nouveau seule avec sa peine.

Sa tête commença à battre d’un rythme sourd. Ses yeux étaient chassieux et desséchés, et sa bouche pâteuse. La fatigue tomba sur elle comme une lourde couverture sombre. Elle leva ses mains froides vers son visage fiévreux. Des bruits de pas s’approchèrent d’elle.

— Si ça ne te dérange pas, Lars, je vais aller dormir dans ma roulotte. Laisse tout en place. Je t’aiderai à ranger au matin.

— Je crois que nous devons d’abord discuter, toi et moi, de ce que tu as fait ici, cette nuit.

Ki se retourna d’un bond, tombant nez à nez avec Rufus. Sa voix était glacée et son visage sévère. Mais même lui marqua un recul devant le vide dans les yeux de Ki. Il se reprit rapidement.

— Il est un peu tard pour les remords, Ki. Tu as fait tes dégâts très exhaustivement.

Ki fixait son petit visage tout en largeur. Il avait les cheveux noirs de sa mère. Seuls ses yeux ressemblaient à ceux de Sven, mais ces derniers n’avaient jamais été aussi froids. Ki n’essaya même pas de parler. Elle ne pourrait jamais rien expliquer à cet homme.

— Laisse-la partir, Rufus. Tu ne vois pas qu’elle est complètement exténuée ? Tes discours peuvent attendre demain, quand tu auras la tête froide et que mère ira mieux. Ce qui s’est passé cette nuit a blessé le cœur même de notre famille. Ne continuons pas en créant un fossé.

Comme Rufus lançait un regard noir à l’impertinence de son petit frère, Lars se tourna vers Ki.

— Va te coucher. Pas dans ta roulotte, comme une étrangère, mais sous notre toit, comme il convient. Nous avons tous beaucoup de plaies à soigner. Autant commencer cette nuit.

Ki partit comme si elle venait d’obtenir un sursis avant une exécution et en oublia même de prendre une bougie. Dans l’obscurité de la chambre, elle laissa son corps s’effondrer sur le lit. Elle se força à descendre dans les noirceurs du sommeil. Quand il vint, il la replongea dans les eaux chaudes et profondes. Les mêmes images défilaient lentement et le bourdonnement se changea en sifflement lointain d’une harpie qui la pourchassait inlassablement.

 

Les doigts de Ki tirèrent les dernières mèches de cheveux pour former les nœuds de veuve qu’elle portait toujours. Elle se demanda si Vandien était toujours endormi sous la roulotte, enroulé dans l’édredon en peaux de daim laineux. L’écho de ses paroles la dérangeait toujours. Elle secoua la tête lentement, sentant ses cheveux noués frotter contre l’arrière de son cou. Elle pensa qu’elle devait se séparer de ces souvenirs, les enfouir profondément. La famille de Sven et ses coutumes ne faisaient plus partie de ses préoccupations. Les dégâts qu’elle leur avait causés avaient été involontaires. Elle n’avait jamais eu l’intention de leur nuire, mais avait seulement voulu les protéger de la macabre vérité. Elle repoussa la culpabilité au fond de son esprit, refusant de la ressasser. Ce qui était fait était fait. Elle voyageait seule. Au travers du verre parsemé de bulles de sa petite lucarne, elle entrevit les minuscules points brillants de quelques étoiles. Elle devait dormir, à présent, si elle voulait repartir aux premières heures.

Elle se roula en boule sous les couvertures usées, nichant son corps dans le matelas de paille. Elle rappela son esprit pour l’éloigner de ces souvenirs douloureux. Elle ressortit ses souvenirs de Sven et les fit tourner dans son esprit. Elle pouvait presque toucher de nouveau ce long corps pâle qui était le sien, son torse presque imberbe qui se collait contre elle. Sa barbe, quand il avait commencé à en avoir une, un peu plus foncée que les cheveux blonds sur sa tête. Elle piquait doucement contre son visage à elle. Il était plus grand qu’elle d’une tête quand ils avaient tout juste passé leur pacte officiel, et après, il avait encore grandi et s’était élargi en pleine virilité. Ses mains avaient toujours paru gigantesques sur elle, mais elles avaient toujours été douces. Ki ferma les yeux de toutes ses forces, se berçant de ses souvenirs. Elle s’endormit.